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L’impasse de la révolution démocratique

Nous ne sommes pas sortis du problème de la révolution démocratique.

D’abord, nous voulons dire par là que l’instauration d’une « vrai démocratie », d’une « république démocratique et sociale », écrase encore l’horizon de nos soulèvements. Ensuite, que « la prise du pouvoir d’État » et donc la transformation de nos mouvements en véhicule pour cette fin, reste le moyen incontournable mis en œuvre pour tenter de réaliser cette vraie démocratie. Enfin, que tout cela ne se passe jamais comme le promettent les partisans des deux premières affirmations, les sociaux-démocrates de divers sensibilités, mais finit au contraire par détruire le processus et le mouvement révolutionnaire.

Si on en restait au cadre dans lequel se définissent eux-mêmes ces courants, la différence fondamentale entre ces sensibilités se situerait entre des « réformistes » et des « révolutionnaires », tous deux en concurrence, évidemment. Les « réformistes » sont ceux, toujours dans ce référentiel, qui viseraient à transformer le système capitaliste par le biais de réformes, dans le cadre d’une transition vers le socialisme opérée sans sortir du champs de la légalité bourgeoise, bref via les élections, comme par exemple le Chili d’Allende. L’appel à la création d’une assemblée constituante comme voie de sortie des soulèvements s’inscrit dans le même champs, même si des léninistes peuvent tout à fait s’y rallier de façon tactique.

Les autoproclamés « révolutionnaires » sont ceux qui n’excluent pas l’usage de méthodes illégales pour arriver au pouvoir. Ce sont pour la plupart des léninistes de divers tendances (car au sein de ce courant, on trouve des partisans de Mao, Staline, Trotsky, Bordiga, etc. qui se considèrent mutuellement comme des ennemis ) même si une partie des groupes se réclamant de l’anarchisme sont tout à fait sociaux-démocrates dans leurs perspectives… mais ceci est une autre histoire.

Nous sommes opposés à reprendre telle quelle cette distinction. Car qualifier les léninistes de « révolutionnaires » est pour nous une aberration. Ce sont –nous y reviendrons– plutôt des « récupérateurs de révolution » au sens où ils ont pour tactique de s’insérer dans les mouvements révolutionnaires de notre classe, non pour les construire et les renforcer comme mouvement, mais avant tout pour en prendre la direction et les orienter vers la prise de l’État.

Au sein du vaste camp social-démocrate qui constitue l’essentiel de la « gauche », on peut distinguer deux grandes variantes, selon leur intégration dans l’État, les institutions, ce qui inclut leur rapport à la légalité. La sociale-démocratie « traditionnelle » est la frange plus institutionelle et légaliste, le léninisme la frange « illégaliste ». Il est d’ailleurs apparu dans la clandestinité et la lutte contre une dictature, celle de la Russie tsariste. Mais les léninistes peuvent tout à fait agir dans le cadre légal si c’est possible et ces catégories sont loin d’êtres étanches : des partis léninistes évoluent vers la sociale-démocratie « traditionnelle », des sociaux démocrates « traditionnels » peuvent extrémiser leurs positions et se rapprocher du léninisme.

Là où les sociaux-démocrates « traditionnels » se sont fondus dans ce qu’on a maintenant coutume d’appeler la gauche « de gouvernement » et sont inoffensifs pour les capitalistes, les léninistes eux n’ont pas abandonné la perspective socialiste consistant à exproprier la bourgeoisie pour étatiser la production et sortir –du moins à l’échelle nationale– du marché, pour le remplacer par une planification décidée par l’État. Ce sont des extrémistes, ce qui dans notre société veut dire qu’ils ont de la suite dans les idées, voici aussi pourquoi c’est cette variante-ci qui sera l’objet principal de ce texte : elle contient en elle même tout ce que le reste de la social-démocratie propose, à savoir prendre l’État, instaurer un régime démocratique radical, un programme d’urgence social, écologique etc. et, contrairement au reste des sociaux-démocrates, elle entend mener ce programme à son terme… lequel ne correspond jamais aux objectifs annoncés.

Car la promesse léniniste est celle de l’anneau unique dans Le Seigneur des Anneaux. La situation est sombre. Le désespoir domine. Une force, celle de l’État et des forces productives du capital, permettrait pourtant de transformer le monde, la preuve, elle le transforme déjà ! Pourquoi ne pourrions nous pas la prendre, la mettre à notre service ? C’est cette promesse, celle qui dit « vous aurez le pouvoir de transformer le monde » qu’on va examiner ici, dans une critique reprenant les trois points fondamentaux du programme léniniste. Chacun répond et complète les deux autres de façon circulaire et notre critique de même.

Ces trois points sont les suivants :

  • 1. Prendre l’État.
  • 2. Construire le Parti.
  • 3. Chercher l’efficacité dans la modernité capitaliste.

Ces trois points «  programmatiques » ne sortent en rien du cadre social-démocrate de leur époque, et avant de nous atteler à les critiquer, on va revenir un peu là-dessus.

Lénine était un dirigeant de la social-démocratie russe, membre de l’Internationale socialiste.

Comme le reste de la social-démocratie de son époque, il visait la prise du pouvoir d’État afin d’instaurer un nouveau régime. Une démocratie politique et sociale fondé sur l’étatisation et donc l’organisation supposément rationnelle et planifiée de l’économie. Ce nouveau régime était lui même supposé « transitoire », c’est à dire limité dans le temps. Le but proclamé étant d’ouvrir la voie à un type nouveau de société, communiste, à la fin du processus de rationalisation.

Comme on peut s’en apercevoir à chaque soulèvement de notre époque où réapparaît le mirage de la lutte pour un état social et démocratique, cette perspective sociale-démocrate n’a jamais cessé d’exister. C’est un progressisme, une vision de l’histoire, considérée comme un processus avec un sens, qui se déroule selon un certain schéma. Dans celui-ci, le développement capitaliste sape les fondations de la société traditionnelle et le pouvoir des anciennes classes dirigeantes aristocratiques.

La bourgeoisie, ou au moins une partie éclairée et libérale serait une partie progressiste de la société qui se dresse contre le pouvoir de l’ancien régime pour instaurer un nouveau modèle plus favorable à ses intérêts : la démocratie bourgeoise, comme en France, en Allemagne, aux USA. Dans ces États dirigés par des gouvernements élus, est garantie une certaine liberté politique à l’intérieur des frontières métropolitaines, pour les citoyens majeurs titulaire de papiers en règle (libertés syndicales, droit de vote et d’associations, etc).

La stratégie de la majorité des socialistes du 19ème siècle et du début du 20ème siècle repose alors sur une prévision optimiste : le capitalisme renforce la classe bourgeoise qui dirige la révolution démocratique et instaure un régime favorable au capitalisme. Puis, à mesure que le capitalisme se développe, le nombre d’ouvriers et plus généralement de prolétaires grandit et avec eux les suffrages pour les partis ouvriers socialistes. Au bout d’un moment, ceux-ci sont majoritaires dans la société et n’ont plus qu’à prendre le pouvoir démocratiquement… et c’est le socialisme qui commence.

L’originalité du discours léniniste tient à un diagnostic1 sur la situation en Russie : la bourgeoisie, terrifiée par le prolétariat, ne fera pas la révolution démocratique. Elle échouera donc dans sa mission historique et ne créera pas les conditions du développement capitaliste.

Ce diagnostic est aussi une promesse. Malgré tout, la révolution démocratique est en marche en Russie2. Aussi, cette conclusion s’impose, selon Lénine: puisque la bourgeoisie ne répondra pas à l’appel de l’histoire, c’est à la sociale-démocratie d’y pallier, en prenant la direction du processus révolutionnaire pour mener à bien ce programme.

Car s’il y a bien un avis que presque tous les courants socialistes partagent3, au delà de la méthode pour y parvenir ou de savoir qui dirige le processus révolutionnaire, c’est bien celui-là: la révolution qui s’approche en Russie aura pour « nature » de donner au pays un régime démocratique bourgeois.

Arrêtons-nous sur cette hypothèse. Nous sommes aujourd’hui encore confrontés à ce même diagnostic chez les gauchistes et jusqu’à l’immense majorité des anarchistes, à propos de la « nature » des révolutions de notre temps : que ces pays soient des dictatures policières où des démocraties libérales (ces deux types de régimes ayant tendance à converger), il s’agirait d’instaurer une « vraie démocratie » et la nature de la révolution serait donc de type « démocratique ».

C’est une confusion grave où sont amalgamées, dans un même terme de « nature », la dynamique d’une révolution et le contenu de sa défaite. Car il semble peu probable qu’une révolution comme la fantasment les démocrates, c’est à dire qui construirait un État « à l’européenne » puisse avoir lieu, par exemple, en Iran, au Bangladesh, au Sri Lanka etc. Et surtout, à quel prix et pour quelle finalité ? Mettons de côté les régimes les plus arc-boutés au pouvoir comme l’Iran, qui tient sur le chantage à la guerre civile sanglante. Pour une « transition démocratique » il s’agit de réussir à passer un compromis avec les classes dirigeantes sur le modèle des changements de régime dans les ex-dictatures latino-américaines. Cela ne pourrait avoir lieu que sur les cendres de toutes aspirations de changement réel puisque ce compromis impliquerait de ne pas toucher au pouvoir des classes possédantes… et c’est ce qui se passe sous nos yeux là où les soulèvements font chuter les dirigeants politiques.

En écrivant ceci, nous sommes conscients que cette aspiration à un régime démocratique est largement partagée dans les soulèvements. Plus largement, une fraction importante des participants aux luttes de notre temps aspire à la paix et à un régime qui ne soit pas assassin, à un état social, etc. Nous n’allons pas nier un fait aussi établi. Nous disons simplement que ça ne va pas bien se passer. Qu’il est illusoire et dangereux de s’orienter ainsi, de mettre d’une quelconque manière notre confiance entre les mains de l’État : il n’y a rien d’autres que des coups à en attendre, et c’est un euphémisme.

En somme, nous l’affirmons, si la révolution reste dans le domaine du politique, elle connaîtra un sort funeste, qui a déjà été le sien par le passé. La démocratie, la révolution politique et c’est le cas depuis le moment fondateur de la révolution Française, est un ensemble de mesures contre-révolutionnaires, par lesquelles une fraction dirigeante se place en représentante du mouvement contre le mouvement, limite la révolution à une transformation politique, centralise le pouvoir et au final noie la révolution dans la politique, peu importe ses intentions de départ. 

Depuis le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui, il y a un accord fondamental de programme entre les diverses tendances sociales-démocrates, parmi lesquelles figurent les léninistes. C’est la réalisation de ce programme qu’ils appellent « socialisme »4.Et leur socialisme ne signifie jamais en finir avec le travail, mais le moderniser, l’organiser rationnellement.

Pour ces gens, la modernité capitaliste c’est le progrès. Et l’État est l’opérateur qui permettra d’organiser au mieux cette rationalisation5. Voilà le contenu de ce qu’ils appellent la « transition socialiste ». D’où le poids fondamental des ingénieurs, des dirigeants, des cadres, dans cette transition. Ce n’est donc pas un hasard si cette idéologie se répand au cours d’un moment clé de l’histoire du capitalisme, celui de sa refonte tayloriste en même temps que de la concentration forte de capital dans de gigantesques entreprises qu’on appelle à l’époque des trusts, ni qu’elle réapparaisse de nos jours, alors que le capital connaît une nouvelle période de bouleversement analogue.

L’histoire du 20e siècle semble indiquer le succès de la « solution » léniniste, comme schéma de développement nationaliste. Cette forme spécifique de capitalisme étatisé est apparu, dans de nombreux pays dits socialistes, comme la recette pour développer le capitalisme et l’industrie dans le contexte des pressions impérialistes rendant difficile l’émergence d’un développement capitalisme « autocentré ».

Une solution courante au problème posé par le développement du capitalisme et de l’industrie dans les pays arrivés plus tardivement dans l’économie capitaliste a consisté à instaurer une forme spécifique de capitalisme, étatisé, planifié, dirigé par des administrateurs : cette « solution » était et est encore celle porté par les léninistes.

Il s’agit pour eux de revendiquer la direction de la société pour eux-mêmes au service d’un programme de développement qu’ils considèrent nécessaire mais irréalisable par la bourgeoisie nationale. Si on devait résumer la proposition socialiste en un mot d’ordre ramassé: « les capitalistes ont échoué dans leur gestion. Exproprions-les et usons de l’État comme d’une interface pour faire tourner la machine capitaliste au maximum ». C’est une perspective qu’on peut qualifier d’« apologue du capital ». Elle voit le capital comme une puissante force de modernisation sociale qu’il s’agit de diriger et non de détruire.

En somme, ce qui est proposé ici, c’est une classe dirigeante de remplacement.

Comme les autres sociaux-démocrates, les léninistes sont des modernisateurs, des réalistes. Ils ont dans la bouche le langage de ce qui est possible, de ce qui est raisonnable et progressiste. Ils sont donc les ennemis de toute perspective communiste réelle car celle-ci suppose d’aller plus loin que le possible, d’aller jusqu’à l’imprévisible, « l’irréaliste » : la destruction du travail et de l’État, la libération réelle des prolétaires, tout pour tout le monde, une révolution sociale antipolitique qui ne vise pas à instaurer un nouveau régime mais à en finir avec les classes et les régimes.

PREMIÈRE PROPOSITION LÉNINISTE : LA CENTRALITÉ DE LA PRISE DE L’ÉTAT.

Octobre 17 fut une révolution politique dont le premier contenu aura été la légalisation du processus révolutionnaire en cours6. Ensuite l’État, s’est mis à organiser la production de la révolution : c’était le début de la fin. Le nouveau pouvoir va dans un même mouvement, nationaliser les entreprises et intégrer-réprimer le mouvement révolutionnaire. En somme aller jusqu’au bout du processus de la révolution politique démocratique… pour s’apercevoir qu’à l’issue de celui-ci, il y a la dictature du parti bolchevik, puis du dictateur et toujours le capital.

Ainsi, les bolcheviks inaugurent la tragédie des révolutions du 20e siècle. Toutes déboucheront sur des dictatures, (URSS, Cuba 1960, Algérie 62, Iran 79…) à l’exception de la forme particulière de la « transition démocratique » (Portugal 74, Chili après Pinochet, chute de l’URSS, Afrique du Sud post-apartheid ) dans laquelle la dynamique révolutionnaire est étouffée par la social-démocratie qui instaure un compromis avec l’ancien régime. Ces deux formes, dictature bureaucratique ou transition démocratique sont les deux côté de la tenaille qui enserre nos soulèvements, hier comme aujourd’hui.

Revenons sur la centralité du pouvoir d’État. L’État est pour les léninistes la seule force à même de transformer la société et de défendre cette transformation face aux forces qui s’y opposent (classes dominantes, etc). Elle se conjugue avec une rhétorique de l’urgence: la catastrophe arrive7, il faut être réaliste et user des outils dont on dispose pour changer le réel dès aujourd’hui, donc prendre l’État. Là aussi, la distinction avec le reste de la social-démocratie ne se situe pas au niveau du principe de base: les deux tendances s’accordent sur l’importance du pouvoir d’État.

Les sociaux-démocrates « intégrés » ont accepté dés la première guerre mondiale d’être des gestionnaires loyaux de l’État capitaliste. Ils pensent qu’il est possible de mener des réformes au sein de la société capitaliste, de la transformer en société socialiste dans le respect des institutions démocratiques bourgeoises. Ils sont légalistes. Les léninistes considèrent que leur prise du pouvoir n’est pas possible via le processus électoral, ou que le pouvoir ainsi conquis ne sera pas suffisant pour briser les résistances des capitalistes à leur réformes. Ils cherchent donc à prendre la direction d’un mouvement révolutionnaire pour le transformer en véhicule de leur conquête du pouvoir : mener une révolution politique. Pour eux, cette révolution politique est le préalable à une seconde révolution, sociale celle-ci, qui sera l’œuvre de l’État prolétarien. 

Contrairement à ce qu’on entend souvent dans les critiques démocrates de la révolution russe, cette position n’est en rien une rupture avec la démocratie, mais son extrémisation. Pour les bolcheviks, la révolution russe est avant tout une révolution démocratique radicale. Mais la démocratie a une fonction. Elle sert à distinguer dirigeant et dirigés tout en produisant un bloc d’adhésion des dirigés au pouvoir des dirigeants.

La raison pour laquelle il faut des dirigeants…c’est le travail. Il faut bien des représentants qui vont s’occuper de tenir la baraque pendant que les autres retournent à l’usine. Cette question est pourtant prise en compte par Lénine, qui se rend bien compte de la contradiction entre l’affirmation que tous le pouvoir revient au travailleur et la réalité de celui-ci. La « solution » qu’il propose, l’instauration du taylorisme pour réduire le temps de travail, n’en est pas vraiment une, si tant est qu’on lui fait même grâce d’appeler ça une solution. L’instauration du taylorisme n’abouti pas à une baisse du travail mais au contraire à son intensification et à l’accroissement de la pénibilité de celui-ci et sert surtout à casser les résistances au travail dans l’usine : c’est un outil répressif contre les travailleurs.

La centralité de l’État comme seule force à même de réaliser la révolution sociale pour les léninistes, les mènent à considérer le pouvoir d’État et leur mainmise sur lui comme absolument vital pour la survie de la révolution. Une fois pris dans cette engrenage, tout s’enchaîne. Si on reprend le cours de la révolution russe, dés la fin d’année 1917, soit deux mois et demi après la prise de pouvoir, est mise en place une police politique : la Tchéka. 

C’est surtout à partir du printemps 1918 que se déchaîne la répression contre toute les forces non-bolcheviks, après un évènement majeur: la signature du traité de Brest-Litovsk. La signature de ce traité d’armistice qui sort la Russie de la guerre de 14-18 est aussi la mise en forme des frontières de la révolution et de l’État. C’est sûrement ici que se situe le véritable coup des bolcheviks: désormais, le pouvoir bolchevik dispose d’un État réel qui va agir comme le font tous les Etats pour consolider un pouvoir fragile : frapper fort sur tout ce qui dépasse. Dès le mois d’avril 1918, les anarchistes vont en faire les frais. Entre octobre 17 et le printemps 18, ce qui s’est joué, c’est la mise en arrêt du processus révolutionnaire au profit d’une intégration massive dans l’État.

Tout un mouvement, vivant, doté de multiples assemblées, espace d’organisations, d’actions, s’est peu à peu fait réprimer et intégrer pour constituer un nouveau type d’état auto-proclamé « soviétique » dans lequel, bien sûr, les soviets perdaient peu à peu toute initiative au profit d’un structure verticale et centralisée.

SECOND NIVEAU: CONSTRUIRE LE PARTI

La proposition seconde, c’est la direction séparée et centralisée du mouvement ouvrier: le parti, opérateur central. Elle s’inscrit dans une chaîne logique avec la première et la troisième : le parti est l’outil de cette prise de l’État, la forme-parti est issue de la modernité capitaliste.

C’est sur la question du parti et de la classe que la proposition léniniste est la plus faible aujourd’hui. Car c’est une proposition qui prend son sens surtout dans, avec et contre les moments de radicalisation révolutionnaire. Moments que les léninistes sont bien sûr incapables de provoquer (ni aucune fraction politique du reste) mais dont ils vont tenter de prendre la direction .

Au cours d’une situation révolutionnaire, la proposition léniniste de constituer un parti « état-major », qui s’articule avec celle de prendre l’État, peut vite rassembler largement. Elle n’est d’ailleurs pas spécifiques aux léninistes: c’est une constante de toute les directions politiques de nos mouvements: ils nous veulent sympathisants, ils nous veulent troupes, soldats, pendant qu’ils entendent eux, se constituer en parti-direction. 

Devenir une armée et même plus précisément une armée conventionnelle, voilà ce qu’ils proposent donc à la classe et au mouvement et voilà d’ailleurs comme ils la voient. Pour la constituer, ils vont commencer par chercher à lier à eux des sous-officiers, ceux qui dirigent les bataillons. Pour eux, ces bataillons existent déjà, au moins comme base de départ à remplumer.

Par exemple, dans une partie importante du globe, ce seront les syndicats et les associations, c’est le mouvement ouvrier, auquel est aujourd’hui ajouté le mouvement de l’antiracisme politique, le mouvement féministe et le mouvement écolo. Il s’agit alors de le diriger et d’en chasser les mauvais dirigeants sociaux démocrates « légalistes » s’il le faut. 

Au cours d’un soulèvement, c’est donc bien souvent en s’appuyant sur les diverses structures existantes de la gauche, en cherchant en même temps à s’imposer à leurs têtes, que les partis léninistes vont essayer de prendre la direction. D’autres stratégies, s’appuyant plus directement sur les structures du mouvement (via par exemple le noyautage des espaces de coordination et d’auto-organisation) peuvent émerger, visant au même objectifs.

Cette vision de la classe révolutionnaire comme une armée est puissante. Elle a réussi à prendre la tête de nombres de révolutions. Mais c’est une impasse : nous avons besoin non pas d’une classe-caserne, mais d’une classe-mouvement, et cela, y compris là où nos mouvements sont confrontés à la question de l’affrontement militaire. Nous avons besoin de prises d’initiatives foisonnantes, nous avons besoin de la foule intelligente, celle qui s’organise depuis la base et qui se coordonne par capillarité: c’est pour nous la base même de la société future.

A l’opposé, cette conception instrumentale de la classe, au sens où celle-ci est réduite au rang d’outil passif manié par le parti, est le sous produit d’une idée plus générale de l’efficacité à rechercher dans le capital et ses innovations en terme d’organisation: aujourd’hui, il s’agit de gérer la foule, que les capitalistes théorisent comme une sorte d’ abruti-savant-collectif, via des plateformes.

Cette forme d’organisation moderne, la plateforme, les léninistes d’aujourd’hui la mettent au centre de leur conception récente du parti, dans le cadre d’un consensus plus large, depuis XR (Extinction Rebellion) jusqu’au réseau international formé par les argentins du PTS, qui diffusent en français le site « révolution permanente », jusqu’aux courants maoistes.

C’est que depuis l’origine de ce courant jusqu’à nos jours, l’entreprise reste leur modèle d’organisation interne, convaincus qu’ils sont de trouver dans les dernières évolutions de l’organisation capitaliste le nec plus ultra en matière d’organisation politique et sociale.

TROISIÈME NIVEAU: PRIVILÉGIER L’EFFICACITÉ

Le niveau le plus haut du propos léniniste, c’est le culte de l’efficacité, ou plutôt d’une certaine efficacité: celle du capital. On peut le résumer par la croyance, pour paraphraser Lénine, que le capital nous vendra jusqu’à la corde pour le pendre. C’est-à-dire que la technique capitaliste est neutre est qu’on peut en faire bon usage dans une perspective de libération. Cette conception de l’efficacité léniniste ne se résume pas à la citation sur la corde du pendu. Elle est constante dans l’œuvre de Lénine, qui la tenait de Kautsky, un théoricien social-démocrate allemand dont il était le disciple.

Pourtant, les méthodes d’organisation du travail que développent les capitalistes ne sont pas neutres. Elles s’inscrivent dans la lutte des classes, en sont des armes, afin notamment de déposséder les ouvriers de leur contrôle et de leur savoir sur la production, de se prémunir aussi contre les pratiques de résistance des travailleurs. Le taylorisme est ainsi une méthode visant non pas simplement à « produire plus »  mais bien en premier lieu à briser les résistances ouvrières en mettant la machine au centre du processus de travail, tout en transformant celui-ci en une série de gestes séparés. Ce travail prescrit n’est par ailleurs jamais le travail réel, mais un cadre disciplinaire. L’efficacité du taylorisme est une fiction sociale pour ingénieurs et bureaucrates fantasmant sur la discipline de caserne.

Cette conception de la société future comme issue du développement des potentialité technologiques du présent capitaliste est aujourd’hui encore un des points de convergence entre divers courants de la gauche, léniniste ou non. Ceux-ci projetant d’utiliser les « avancées » du capital algorithmique pour planifier la production et la circulation des marchandises et intervenir sur l’environnement. La synthèse « néo-léniniste » n’est pas à prendre plus au sérieux que le reste des perspectives capitalistes actuelles, mais pas moins. Pas plus, car le monde n’est pas fait de technologie de pointe, d’IA super intelligente, mais bien de containers, palettes et pneus, toutes choses utiles par ailleurs si l’on veut ériger des barricades. Pas moins, car comme tout discours apologétique du capital, l’envers du décor est ignoré, avec une naïveté inquiétante. Or nous vivons dans cet envers et nous risquons bien d’en crever.

Ce que signifie réellement l’IA et les plateformes, c’est l’approfondissement de la parcellisation du travail, la généralisation du travail à la tâche, le perfectionnement de la surveillance et du contrôle, bref,

la merdification accrue de nos vies. Car le sens réel de ce développement technique, c’est attaquer encore les capacités de « nuisance » et d’organisation du prolétariat en accroissant son atomisation.

Sans compter la réorganisation générale du capitalisme et ce qu’elle entraîne de destruction environnementale à un niveau qu’on ne peut qu’appeler apocalyptique. Il y a la guerre pour les ressources. Il y a la géo-ingénierie comme contenu de la guerre du futur, quand il deviendra clair pour les Etats que la seule perspective de gestion de cette crise c’est de tenter d’en évacuer les pires conditions sur leurs voisins.

Là où les classes dominantes ont de plus en plus de mal à offrir une autre perspective que la dystopie la plus sombre, ces propositions d’ingénierie sociale « de gauche » investissent la transition capitaliste en cours d’espoir renouvelé. Elles composent un chant d’amour crépusculaire à l’innovation capitaliste & étatique. Nous y reviendrons plus longuement dans un second texte.

Une voie différente est pourtant là, palpable durant nos soulèvements. Remettre au centre des discussions la question de la stratégie révolutionnaire et du contenu de la révolution communiste anarchiste est une nécessité issue de la pratique.

1Ce diagnostic n’est pas léniniste ou même russe à l’origine. Il a été formulé de divers manière par plusieurs autres théoriciens, dont Trotsky, Parvus et surtout Kautsky. Mais ce théoriciens se sont soit dédits, dans le cas de Kautsky, soit ralliés à Lénine, dans celui de Trotsky, soit sont partis se vendre chez les bourgeois, pour ce qui est de Parvus.

2Lars Lih, Lénine, une enquête historique, Ed Sociales, Paris 2024.

3A l’exception notable de J.W Maiakhavski. Voir « Le socialisme des intellectuels ».

4Nous appellons socialisme cette proposition politique et sociale de modernisation capitaliste. Nous sommes conscient que certains revendiquent ce terme et il ne s’agit pas de le disqualifier absolument, mais de constater qu’il nécessite a minima d’être précisé, d’y ajouter un adjectif. Pour nommer une perspective en rupture réelle avec le capital on parlera de socialisme « sauvage », « libertaire » « anarchiste »… Enfin, nous connaissons aussi les débats au sein des courants dits de la gauche communiste « bordiguiste » qui considère que l’URSS était un capitalisme d’État et pas du « socialisme », et qui soutient, texte a l’appui, que Lénine lui même n’a jamais prétendu instaurer le socialisme, mais un capitalisme d’État de transition, en attendant le victoire révolutionnaire en Europe. C’est peut-être partiellement juste sur le plan des textes et on peut trouver des citations de Lénine à charge et à décharge mais c’est surtout historiquement tranché: le « socialisme réel » c’est l’URSS. De plus, cela ne règle pas la question fondamentale : qui dirige, qui fait la révolution ? Au delà des querelles théoriques abstraites, les courants léninistes, même les plus radicaux, même ceux conservant par ailleurs une certaine fidélité à la visée communiste, répondent tous la même chose : l’État.

5« Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observa­tion la plus rigoureuse d’une norme unique dans la produc­tion et la répartition des produits. Nous, les marxistes, nous l’avons toujours affirmé ; quant aux gens qui ont été incapables de comprendre au moins cela (les anarchistes et une bonne moitié des socialistes‑révolutionnaires de gau­che), il est inutile de perdre même deux secondes à discuter avec eux. » Lénine, Sur l’infantilisme « de gauche »et les idées petites-bourgeoises, La Pravda, 1918, cité dans  le Manifeste accélérationniste de N.Srnicek et A. Williams 

6Ce type de pratique est toujours d’actualité, comme le montre la revue Chuang dans le livre « contagion sociale », face au covid, la population en Chine à réagi en mettant sur pied un ensemble de collectif, comité, etc, : bref, elle s’est auto-organisée. L’État Chinois a réagi en co-optant en partie ce mouvement tout en le réprimant.

7Voir par exemple la brochure de Lénine « La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer », publiée un mois avant octobre 17.